La Libre Belgique 3.3.04
Buongiorno, notte ***
Voyage au bout de la nuit
Marco Bellocchio signe un film admirable autour de l'enlèvement d'Aldo Moro
par Jean-François Pluijgers
Rome, 1978. Les Brigades Rouges enlèvent Aldo Moro, le chef de la Démocratie chrétienne, sur le point, selon toute vraisemblance, de conclure une alliance de gouvernement avec les communistes, alliance qui les aurait définitivement marginalisées. Dans l'appartement où l'otage est installé sous bonne garde, le temps s'étire. Soit un horizon atone où, entre les réflexions des ravisseurs et l'écho de l'extérieur que leur renvoient les médias, plane l'ombre d'Aldo Moro, confiné dans une cache, mais dont la présence devient bientôt obsédante...
LA FIN D'UNE UTOPIE
C'est ce quotidien, morne et affolant, que restitue «Buongiorno, notte», de Marco Bellocchio, un film inspiré des souvenirs de Laura Braghetti, une ancienne «brigadiste» qui avait pris part à l'enlèvement. Soit la chronique blafarde d'un drame humain qui conduira à l'exécution de Moro après 55 jours de captivité; aboutissement de la confrontation de deux logiques aussi absurdes qu'antagonistes.
Impossible de ne pas faire le lien entre ce film et «The Dreamers», de Bernardo Bertolucci, sorti il y a huit jours. Comme si, là où ce dernier célébrait l'utopie soixante-huitarde et l'éventail de possibilités qu'elle ouvrait, Bellocchio, lui, venait fermer le ban avec «Buongiorno, Notte». Dix ans plus tard, en effet, l'enlèvement de Moro et son assassinat consacrent la fin d'un rêve et la plongée dans les années de plomb - un traumatisme dont l'Italie continue de mesurer les effets. Pour preuve, l'accueil réservé à ce film à la récente Mostra de Venise - dont on l'aurait bien vu repartir avec le Lion d'or plutôt qu'avec un curieux Prix de la meilleure contribution artistique, d'ailleurs.
Rouvrant une tragique page d'histoire - mais en donnant une libre interprétation, le film n'est aucunement un docu-drame -, Bellocchio, s'il en souligne la complexité et en pose divers enjeux (non sans dénoncer tout autant l'extrémisme vain des terroristes que les expédients douteux du pouvoir), privilégie pourtant l'aspect humain des événements. Le pivot du film, c'est, au-delà de Moro bien sûr et de son éprouvante agonie, Chiara (Maya Sansa, que l'on retrouve, remarquable, après sa prestation de «La Meglio Gioventu»), jeune femme ayant épousé la cause des Brigades, mais dont les convictions sont bientôt mises à mal au contact de l'otage.
AU-DELA DE L'HISTOIRE
Etrange rapport, du reste, que celui s'instituant entre ce dernier et ses ravisseurs, Moro (Roberto Herlitzka) multipliant les réflexions et jouant à fond d'une autorité somme toutes paternelle pour insinuer le doute dans les esprits, celui de sa géôlière en particulier. Débute alors pour elle un délicat voyage intérieur, que met admirablement en scène Bellocchio en fondant réalisme plat et onirisme - ajoutant au huis clos étouffant des échappées fantasmées par Chiara, parmi lesquelles la libération d'Aldo Moro.
On sait, toutefois, ce qu'il en advint... Si bien qu'au terme de ce drame psychologique doublé d'un intime voyage au bout de la nuit, se greffe, au deuil des illusions personnelles, la perspective d'un irrémédiable basculement.
Si «Buongiorno, notte» alimente un indispensable et difficile travail de mémoire, l'habileté de Bellocchio réside dans sa capacité à s'être dégagé du carcan de l'Histoire. Que les motivations des uns et des autres apparaissent, à la lumière du film, nébuleuses et surtout dérisoires, voilà qui ne fait pas l'ombre d'un doute. Au-delà de ce constat, c'est sur une réflexion plus vaste que débouche ce film, alimentant un débat qui, en ces temps de polarisation extrême, trouve une résonance toute particulière. Admirable et bouleversante, d'une incontestable pertinence également, une oeuvre venue confirmer, après «Le sourire de ma mère», le retour au tout premier plan du réalisateur des «Poings dans les poches» et autres «Saut dans le vide»; ce qui a tout lieu de nous réjouir.
© La Libre Belgique 2004
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