mercoledì 4 febbraio 2004

LE MONDE:
i quattro articoli del paginone per l'uscita di "Buongiorno, notte" in Francia

LE MONDE 03.02.04 "Buongiorno, notte": la nuit terroriste à la lumière de la fiction par Thomas Sotinel

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.02.04

Ni reconstitution historique ni démonstration politique, ce film de Marco Bellocchio relatant l'assassinat d'Aldo Moro en Italie en 1979 explore l'imaginaire d'une jeune femme membre des Brigades rouges.

C'est une sale vieille histoire, et l'on croit un moment que Marco Bellocchio a choisi de nous la raconter par le menu. Un couple visite un appartement romain. L'agent immobilier est chevelu et barbu, mais il n'est pas besoin de cet indice pour savoir que tout ça se passe il y a plus d'un quart de siècle. Depuis le festival de Venise, où "Buongiorno, notte" a été chaleureusement accueilli et chichement primé, on sait qu'il sera question de l'assassinat d'Aldo Moro. Qui lisait les journaux en 1978 se souvient des photos terribles d'un homme défait, au regard désespéré, fixé devant une dérisoire bannière.

Ces images vont bientôt se mettre à bouger. Le couple, Chiara (Maya Sansa), très belle, et Ernesto (Pier Giorgio Bellocchio, fils du cinéaste), bien mis, ne cherche pas un logement, mais une prison. Tous deux font partie du commando des Brigades rouges italiennes qui s'apprête à enlever le dirigeant démocrate-chrétien.

Cette réalité historique est vite posée. A Chiara et Bruno se joignent Mariano (Luigi Lo Cascio), le chef, et Primo (Giovanni Calcagno). Dans l'appartement, ils bricolent, derrière une étagère, une cellule aveugle, comme des charpentiers construisant le décor d'un théâtre sans public. Jusqu'à ce qu'arrive une boîte, avec dedans un homme assommé, dont les gardes du corps ont été assassinés. A ce moment, les autres membres du commando, inventoriant les documents que contient la serviette de Moro, découvrent un scénario de film dont le titre est "Buongiorno, notte".

APOLOGIE DE LA FICTION

Cet incident inspiré de la réalité est la manière qu'a choisie Marco Bellocchio de nous dire que ce film ne sera ni une reconstitution historique ni une démonstration politique. A partir de ce moment, "Buongiorno, notte" s'éloigne, sans le perdre de vue, du terrain que jalonnent les faits historiques pour engager le combat du côté de l'imaginaire.

Tout le film vibre de cette tension entre le poids terrible de l'histoire et l'élan poétique du cinéma. Chiara en est l'incarnation. Elle vit une double vie, à la fois gardienne de "prison révolutionnaire" et bibliothécaire dans un ministère. Là, elle est courtisée par Enzo (Paolo Briguglia) un jeune homme qui, lui aussi, écrit un scénario intitulé "Buongiorno, notte". Elle repousse ses avances, refuse de l'entendre lorsqu'il fait l'apologie de la fiction face à l'absence d'imagination des terroristes. Mais, au fil des séquences, la jeune terroriste vacille face aux assauts conjugués des hypothèses de fiction et de la mémoire.

C'est dire que le récit de Bellocchio s'éloigne de son point de départ (le livre de souvenirs de la brigadiste Anna Laura Braghetti, Le Prisonnier) pour inventer d'autres hypothèses et explorer ce qu'aurait dû être l'imaginaire d'une jeune femme dans la situation de Chiara. Celle-ci se met à rêver, et lui apparaissent des images de l'iconographie communiste: le film funèbre que Dziga Vertov consacra à Lénine, ou les exécutions de partisans du "Paisà" de Rossellini. Dans l'une des plus belles séquences du film, Chiara échappe à sa prison, le temps d'un dimanche à la campagne, avec sa famille. Un vieillard entonne un chant de la résistance italienne, une noce passe à côté, se joint au chœur; s'impose avec une évidence douloureuse l'absurdité de la perversion terroriste, qui se réclame de cet héritage révolutionnaire, mais va tout juste parvenir à en accélérer la liquidation.

A ces moments arrachés au passé antérieur répondent les instants du passé simple, sous forme d'extraits des actualités télévisées. Les brigadistes écument de voir le dirigeant syndical Bruno Trentin les condamner brutalement devant une foule d'ouvriers; Paul VI appelle les brigadistes à la clémence. Bientôt, ces images perdent de leur réalité face à la force de la fiction que font prévaloir le cinéaste et ses interprètes. Maya Sansa, d'abord. On se souvient d'elle comme de la jeune femme solaire qui ne parvenait pas à arrêter la course à l'abîme du policier Matteo dans "Nos meilleures années". Ici, elle doit masquer sa beauté sous la terrible rigidité des gens qui ne doutent jamais, mais à chaque fois qu'elle laisse passer un sourire, toute la séquence en est illuminée. Plus elle existe, plus elle s'éloigne de ses compagnons, qui eux, ne désarment jamais, même face à la simple humanité de leur prisonnier. En Italie, on a reproché (entre mille autres choses) à Bellocchio de tracer d'Aldo Moro un portrait complaisant. Mais tout ce que l'on voit, c'est le désarroi d'un homme face à la mort, exprimé avec une émotion doucement teintée d'ironie par Roberto Herlitzka.

LA LUMIÈRE ET L'ÉMOTION

Quand les yeux de Chiara se dessillent, elle réalise que rien ne sépare Aldo Moro des résistants qui attendent leur exécution dans les geôles nazies. Qu'en revanche seul le pouvoir de l'imagination sépare la conclusion tragique de l'enlèvement d'une autre issue, qui ferait droit à l'humanité.

Ce cheminement, Marco Bellocchio l'accomplit en cinéaste. Pour un film qui se déroule essentiellement dans un appartement impersonnel, "Buongiorno, notte" déploie un luxe de moyens extraordinaire. Alors que son précédent film, "Le Sourire de ma mère", était un monochrome étouffant, "Buongiorno, notte" passe sans arrêt de l'ombre à la lumière, de l'immobilité carcérale au mouvement. Autant qu'un scénario d'une rigueur remarquable, ces alternances de mise en scène font naître l'émotion propre au film.

Un dernier mot sur deux séquences, les seules qui éloignent le film des brigadistes: l'une montre une séance de spiritisme dans un salon romain où des membres de la bonne société (on reconnaît parmi eux Bellocchio, avachi sur un canapé) demandent à un médium de les aider à retrouver Moro; un esprit nommé Bernardo situe le dirigeant démocrate-chrétien sur la Lune - à l'époque, Bernardo Bertolucci avait déserté le terrain politique pour tourner "La Luna"; d'autre part, au Vatican, un acteur pas très ressemblant incarne Paul VI, qui refuse, comme le lui a demandé Moro, d'intercéder auprès des dirigeants italiens afin d'ouvrir des négociations. Par deux fois, Bellocchio retrouve le style violent et sombre du "Sourire de ma mère", comme pour dire que, s'il faut solder une fois pour toutes, par le deuil et par l'imagination, les défaites d'hier, il reste des raisons de se mettre en colère.

LE MONDE 2.2.04 Marco Bellocchio: Pour qui est mort Aldo Moro?
Revenant sur la mort d'Aldo Moro - enlevé par les Brigades rouges, lâché par son parti, finalement exécuté -, Marco Bellocchio signe avec "Buongiorno, notte" un de ses plus beaux films.
par Philippe Piazzo


Mars 1978 : l'Italie est sous le choc. Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne, est enlevé en pleine rue. Homme de droite, il œuvrait pour un rapprochement de son parti avec les communistes et était sur le point de parvenir à un compromis historique. L'organisation terroriste des Brigades rouges revendique l'action et retient Aldo Moro en captivité pendant cinquante-cinq jours... sans rien obtenir en échange pour sa libération. En mai, Aldo Moro est retrouvé assassiné. Cette fois, l'Italie est abasourdie. Le traumatisme est profond : il va modifier la donne politique. La mort d'un homme relativise les débats d'idées générales. Les affaires continuent, le contre-pouvoir critique s'estompe. Le cinéma italien, par exemple, prompt à la satire et au pamphlet, s'éteint doucement. Il n'y a plus la même invective. On essaie de comprendre, même ses adversaires.

Plus de vingt ans ont passé, mais l'Italie ne s'est jamais vraiment remise de "l'affaire Moro". Des livres continuent de paraître - enquêtes, contre-enquêtes, "révélations" sur l'implication des Américains, de la loge maçonnique P2... -, et le cinéma raconte encore cette histoire. Seulement, pour la première fois, le film est un chef-d'œuvre. Qui respecte les faits, mais offre un regard très personnel, intime, sur un drame collectif. Buongiorno, notte, film de commande pour la télévision publique, est signé Marco Bellocchio, et c'est l'une de ses plus belles réussites.

Le cinéaste n'a pas fait d'enquête. Il a simplement rencontré, brièvement, l'un des membres de ces "Brigades rouges" et s'est surtout ins-piré du récit de la seule femme (elle n'avait alors qu'une vingtaine d'années) qui avait participé à l'enlèvement. "Dans une démarche artistique, explique Marco Bellocchio, il est d'après moi inévitable de resserrer son regard et de faire une mise au point. Se focaliser. Tout n'a pas besoin d'être approfondi. On peut faire tout un film sur un détail, c'est un choix de départ. Je n'ai jamais eu l'intention de tout raconter d'Aldo Moro... J'ai préféré suivre ce personnage de femme qui avait été sa geôlière. Le faisant, j'ai trahi dans un certain sens la vérité historique en m'éloignant des autres."

Mais Bellocchio trouve une autre vérité, plus universelle. Car, en grande partie recentrée sur le huis clos de sa prison, l'histoire d'Aldo Moro devient multiple. Et recoupe, notamment, l'œuvre du cinéaste. Il suffit d'énoncer les titres de ses premiers films : "Les Poings dans les poches" (1965), "La Chine est proche" (1967) et "Au nom du père" (1971). La révolte est au cœur de son cinéma. C'est une révolte qui, au fil des années, s'est trouvé différentes cibles. Elles se sont presque toujours confondues, mais on peut les distinguer plus ou moins nettement à travers les époques. Le système politique combattu dans les années 1960 a laissé presque toute la place, dans les années 1980, au système familial, carcan névrotique. Enfin, depuis près de quinze ans, en laissant ces deux systèmes à l'arrière-plan, ce sont les mécanismes humains qu'il critique en les décortiquant ("Le Saut dans le vide"). Ce sont les méandres de l'esprit et de son inconscient qui, alors, intriguent Bellocchio. Travaillant régulièrement avec son propre psychanalyste comme coscénariste ("Le Diable au corps", avec Maruschka Detmers, "Autour du désir"...), le cinéaste s'interroge toujours sur les frontières entre la folie et la raison, mais prend pour appui l'étude des désirs (sexuels, d'abord; de pouvoir et de domination, ensuite). On a beaucoup dit à propos de ces films - dont certains n'ont même pas été distribués en France - qu'ils menaient le cinéaste dans une impasse. Mais "l'égarement, dit Bellocchio, c'est le propre d'une œuvre d'art".

Pour les créateurs, les impasses sont parfois des chemins de traverse. Il y a deux ans, "Le Sourire de ma mère" - l'histoire d'un homme pris dans un engrenage kafkaïen parce qu'il refuse de voir sa mère défunte canonisée par l'Eglise - faisait déjà figure de coup d'éclat. Avec "Buongiorno, notte", on retrouve, de façon encore plus forte, tout Bellocchio, de façon superbe. Sa réflexion, comme nourrie de ses précédents tâtonnements, apparaît encore plus évidente.

"Buongiorno, notte" raconte ainsi, par la bande, comment il est possible de s'enfermer dans un système répressif... que nous créons nous-mêmes, parfois sans le savoir, et dont nous sommes à la fois la victime et le bourreau. La tragédie des Brigades rouges - et des êtres humains. La tragédie d'Aldo Moro - et celle d'un homme, d'un pays, d'un idéalisme politique. Presque tout le film se dé-roule dans l'appartement où Aldo Moro va vivre ses derniers jours. Quand nous quittons l'appartement, c'est pour mieux y revenir. Fatalement. Il prend alors, peu à peu, une dimension symbolique. Comme une scène de théâtre. Une scène où se jouent des drames de toutes natures. Scène d'un rituel lentement funèbre.

L'appartement, avec sa terrasse protégée par une grille, est bien, ici, d'emblée, un tombeau. Et les conflits matériels y trouvent des prolongements qui soulignent des déchirements intérieurs. A l'image de son titre - emprunté à un poème d'Emily Dickinson -, qui unit deux opposés (le jour et la nuit), le film, tout en suivant la ligne limpide des faits chronologiques, met en évidence les contradictions et les revirements qui agitent les personnages. Leurs doutes, leurs peurs, leurs obsessions, leurs dérives (paranoïaques, schizophrènes)... Une façon, pour le prisonnier comme pour sa geôlière, d'être perdu, un beau matin, au milieu même de ses certitudes.

"J'ai trouvé important, dit Bellocchio, d'introduire des éléments dialectiques. C'est là que réside la dynamique de cette histoire. Je maintiens le point de départ et le point d'arrivée mais, entre les deux, on creuse, on cherche." Appuyant la mise en scène, les comédiens (remarquables : Roberto Herlitzka, vu en père de Valeria Bruni Tedeschi dans le premier film de celle-ci, Il est plus facile pour un chameau..., et Maya Sansa, la belle Sicilienne de "Nos meilleures années") font ressentir à la perfection ces lents glissements qui rendent leurs personnages particulièrement humains en dépassant leur fonction première.

Aldo Moro n'est bientôt plus qu'un symbole du pouvoir, puis de la compromission, mais aussi une image du père (que même le Saint-Père du Vatican ne parviendra pas à sauver). Celle qui le garde pourrait être sa fille. Elle agit, juge, condamne... avant de retourner sa sévérité contre elle-même. Car "Buongiorno, notte" est un film sur la terreur qu'inspire le pouvoir. Et la terreur qui s'inflige en retour. Avec, en filigrane, la terreur de découvrir que l'ennemi est tout proche. En soi. Marco Bellocchio a dédié "Buongiorno, notte" à son père.

LE MONDE 3.2.04 "Buongiorno, notte" de Marco Bellocchio. Sortie cette semaine.
Le Sourire de ma mère (2002) Sortie en DVD chez Océan.
"Une position étrangère à la logique de la lutte armée" Marco Bellocchio, réalisateur.
Propos recueillis par Jacques Mandelbaum


ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.02.04

Ce film consacré à l'affaire Aldo Moro est à l'origine une commande. qu'est-ce qui vous a déterminé à l'accepter?

Cette proposition m'a été faite par la société de production cinématographique Zéro Un. Elle m'a d'abord plongé dans le doute, mais j'ai très rapidement compris que je disposerais d'une liberté totale, aussi bien sur le fond que sur la forme. Je pense que ce qui a été déterminant dans ma décision, c'est précisément le sentiment que je pourrais modifier, et même trahir, la chronique de ces événements telle qu'elle existe dans le livre d'Anna Laura Braghetti - Il Prigioniero, avec Paola Tavella, éd. Mondadori, trad. française chez Denoël -, dont je me suis inspiré. Cette liberté, je l'ai surtout utilisée autour du personnage de Chiara, dont Braghetti est le modèle, en m'efforçant surtout d'infléchir le sentiment de tragédie inexorable qui est attaché à cette affaire.

N'est-ce pas plutôt parce que le scénario de votre film se trouvait dans les affaires d'Aldo Moro que vous l'avez réalisé?

La tournure de votre question est si fascinante qu'on a presque envie de vous donner raison. En fait, Braghetti évoque dans son livre la présence d'un scénario dans les affaires d'Aldo Moro, et c'est un élément d'information qui m'a évidemment stimulé. Ça m'a poussé à inventer une histoire parallèle, avec la rencontre entre Chiara et ce jeune homme qui se révèle l'auteur du scénario en question, intitulé Buongiorno, notte. Ce jeune homme, qui fait son service civil à la bibliothèque où travaille Chiara, est là pour témoigner de la possibilité d'une résistance pacifique au gouvernement sans pour autant accréditer les thèses extrémistes des brigadistes. C'est évidemment une position que je partage.

Cette position, entre les événements de l'époque et aujourd'hui, a-t-elle évolué?

Oui, en vingt-cinq ans, mon jugement a certainement changé, mais pas d'une manière substantielle. En 1968, en dépit de mon militantisme de gauche, j'étais déjà sur une position étrangère à la logique de la lutte armée et du terrorisme. Je dois ajouter que je n'appartenais pas non plus à ce qu'on a appelé en Italie le Movimento, cette tendance de l'extrême gauche dont la devise était "Ni avec les Brigades, ni avec l'Etat". Car la neutralité bienveillante dont faisait preuve ce mouvement à l'égard du terrorisme est ce qui a permis aux Brigades d'agir aussi longtemps en toute impunité. C'est l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro qui ont précisément mis fin à ce soutien tacite.

L'une des caractéristiques les plus marquantes du film, sur le plan esthétique, est la confrontation entre les différents registres d'images. Y avez-vous pensé d'emblée?

L'omniprésence d'images de la télévision officielle de l'époque est quelque chose que j'ai envisagé dès le stade du scénario. Je tenais à ce que l'on retrouve une chronique de cette affaire, du point de vue de l'institution. Les extraits de film sont venus plus tard, comme des icônes représentatives de l'univers mental d'une certaine gauche italienne, depuis Dziga Vertov jusqu'à Rossellini. Ainsi l'enterrement de Lénine, qui figure dans le film de Vertov Trois chants sur Lénine, illustre, avec ce qui va suivre sous l'égide de Staline, ce moment historique où l'on assiste à la mort d'une utopie. Les brigadistes, eux, considéraient au contraire Staline comme un grand révolutionnaire. De même, ils ont dévoyé l'idéal de la résistance italienne issue de la seconde guerre mondiale, en prenant les armes en son nom et en stigmatisant l'attitude du Parti communiste italien, qui avait rejoint le gouvernement.

Il y a une scène dans votre film qui mérite un éclaircissement. C'est celle des tables tournantes, au cours de laquelle les amis d'Aldo Moro demandent à "l'esprit de Bernardo" où se trouve le séquestré. Celui-ci leur répond dans "La Luna", qui est un film de Bertolucci, et l'on se demande tout à coup ce que celui-ci vient faire dans cette histoire?

Je tenais à faire figurer cette séance de spiritisme, qui s'est réellement déroulée, notamment avec Romano Prodi, parce qu'elle indique qu'on ne savait vraiment plus à quel saint se vouer. J'ai donc fait appel à mon tour à un médium, qui s'est mis à invoquer "l'esprit de Bernardo", lequel a répondu qu'Aldo Moro était sur la Lune. Je n'ai donc rien inventé, et j'étais tellement surpris moi-même que j'ai appelé Bernardo pour lui demander l'autorisation de faire figurer ce dialogue dans le film. On est ici dans le domaine de l'inconscient.

Comment interprétez-vous, dans ce cas, cette mystérieuse voix de l'inconscient?

Je ne sais pas, il faudrait demander à un psychanalyste... Mes rapports avec Bernardo, qui ont été polémiques, sont aujourd'hui pacifiés.

Comment vous sentez-vous, comme citoyen et comme cinéaste, dans l'Italie d'aujourd'hui?

A titre personnel, au vu de l'accueil du film en Italie, tout me porte à envisager les choses avec sérénité. Sur le plan plus général, la situation est objectivement déprimante, non seulement en raison de la nature du gouvernement actuel, mais aussi du point de vue de l'évolution de la société dans son ensemble, qui est de plus en plus soumise à des forces et à des idées monopolistiques. La démocratie italienne, mais elle n'est pas seule dans ce cas, est de ce point de vue une démocratie très imparfaite.

LE MONDE 03.02.04
En Italie, un succès public malgré les polémiques
par Salvatore Aloïse


ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 04.02.04

Six mois à peine après sa sortie dans la péninsule, "Buongiorno, notte" a droit à trois étoiles et demie (sur quatre) dans l'édition 2004 du dictionnaire des films de Paolo Mereghetti, la bible des cinéphiles italiens. Quant aux polémiques sur l'"humanisation" des terroristes, elles n'ont pas de raison d'être "vu que les gardiens d'Aldo Moro sont décrits dans leur médiocrité inhumaine", estime Mereghetti.

Lors de sa présentation, le film avait été accusé de "révisionnisme". Mais la majorité des critiques lui reconnaissait le mérite d'éviter de parler de manipulation du KGB ou de la CIA pour "concentrer le drame de toute une époque dans le conflit d'une brigadiste", comme l'écrivait Il Messaggero. La brigadiste, ou le maillon faible de la chaîne dans l'optique terroriste, celle qui se montre "non disponible pour renoncer à la vie".

C'est "l'histoire dans une pièce", avait résumé Il Manifesto. Explicitement "infidèle", "faux", et "ne voulant révéler aucune nouvelle vérité", le film parvient néanmoins, avec les images crues de l'époque, à montrer comment les amis d'Aldo Moro ne firent rien pour empêcher son exécution. Pour Paolo Franchi, du Corriere della sera, le film oblige à se pencher sur ce traumatisme qui représente la vraie fin de la première République italienne.

INCOMPRIS À VENISE

Et le rêve de la brigadiste Chiara (la liberté pour Aldo Moro) est une possibilité que le "parti de la négociation" tenta de sauvegarder jusqu'au bout et le "parti de la fermeté" d'éviter à tout prix. Mais ce rêve aurait pu être une réalité. Aldo Moro vivant, après ses cinquante-cinq jours passés dans la "prison du peuple", aurait changé le cours de l'histoire du pays.

Tout semblait devoir conduire "Buongiorno, notte" au Lion d'or de l'édition 2003 de la Mostra de Venise. Ce ne fut pas le cas, mais une suite de polémiques. Un film non compris par les non-Italiens? Pas assez défendu par le président du jury, le cinéaste Mario Monicelli, qui lui a publiquement reproché ses libertés avec l'histoire? Bellocchio quitta Venise, afin de ne pas recevoir le Prix du meilleur scénario original, jugé humiliant. Quant à la RAI, commanditaire du film, elle jura de ne plus faire concourir de films à Venise.

"Buongiorno, notte", qui a coûté 3,8 millions d'euros, en a encaissé 3,5 millions, selon une estimation basée sur 75 % à 80 % des salles où il a été distribué. A cette somme, il faut ajouter 700 à 800 millions d'euros qu'ont rapportés les projections dans les écoles, où il est l'un des films les plus vus.