Politis.fr 5.2.04
Culture /Cinéma
Aldo Moro, de l’histoire à l’écran
Jean-Pierre Jeancolas
Avec « Buongiorno, notte », Marco Bellocchio confirme avec une maîtrise insolente que tout film sur l’histoire est une affaire de reconstruction où l’imaginaire peut être un instrument d’élucidation.
Aldo Moro, un des caciques de la Démocratie chrétienne italienne, qui venait de se rallier au projet d’ouvrir à gauche la majorité parlementaire (de faire entrer le puissant Parti communiste italien dans cette majorité) a été enlevé le 16 mars 1978 par des militants des Brigades rouges qui l’ont séquestré dans un appartement romain et exécuté le 9 mai. L’affaire Moro a été vécue en Italie comme un traumatisme, dont les ondes concentriques vibrent encore. Marco Bellocchio avait alors 39 ans, huit films à son actif, et l’image d’un cinéaste en révolte contre la société catholique, patriarcale et conservatrice qui dominait l’Italie depuis la fin des années 1940.
Vingt-cinq ans après, Bellocchio revient sur l’affaire Moro, dans un film de commande de la RAI, la télévision publique italienne, qui depuis trente ans produit le meilleur d’un cinéma italien par ailleurs sinistré. Il affronte, à sa manière, la problématique (les ambiguïtés) du passage de l’histoire à l’écran. Comment dire l’histoire avec des mots, des images, des décors, du son, des acteurs, surtout quand cette histoire, encore chaude, controversée, a sa vie propre (d’autres images et plus encore un imaginaire) dans la mémoire profonde de ses spectateurs ? Le « comment on écrit l’histoire » est une des plus belles questions que s’est posé le cinéma depuis qu’il est adulte. Bellocchio y apporte sa réponse, elle est passionnante.
Dans la première scène, un jeune couple loue un appartement cossu dans un quartier résidentiel de Rome. Cet appartement sera le lieu primal du film, celui où quatre brigadistes (trois hommes, une femme) séquestreront Moro. L’extérieur réel y pénètre par le son et les images de la télévision. Par les sorties de la jeune femme, qui a gardé son travail dans les archives de ce qui est peut-être un ministère. Un autre « extérieur » investit le film, des scènes mentales, des moments du passé, des rêves, et surtout une chaîne d’images (dans images, il y a le germe d’imagination) non pas de ce qui fut, mais de ce qui aurait pu être. Une affaire Moro virtuelle, en somme, sur laquelle se clôt le film. Bellocchio trouble et piège ses spectateurs, en brouillant le statut des images, en passant sans prévenir (ou si peu : parfois une baisse d’intensité de la lumière suggère le passage du premier niveau, celui du réel, au second, celui de la mémoire, ou d’un imaginaire) d’un registre à un autre.
Lire la suite dans Politis n° 787 ainsi que l’entretien avec Marco Bellocchio
Télérama n° 2821 - 7 février 2004
Marco Bellocchio retrace la détention d'Aldo Moro dans "Buongiorno, notte"
55 jours qui ébranlèrent l'Italie
1978 : les Brigades rouges enlèvent le chef de la Démocratie chrétienne. Traumatisme national. Le cinéaste explique pourquoi il a évité la reconstitution et privilégié la fiction.
par Cécile Mury
«Mon sang retombera sur eux », écrivait Aldo Moro depuis la « prison du peuple »... Dans "Buongiorno, notte", Marco Bellocchio s'attaque à l'épisode le plus douloureux des années de plomb en Italie. Le 16 mars 1978, à Rome, Aldo Moro, président de la puissante Démocratie chrétienne (centre droit), doit entériner un accord sans précédent : le «compromis historique» par lequel le Parti communiste va pour la première fois de son histoire voter la confiance à un gouvernement démocrate chrétien. Sur le chemin, un commando des Brigades rouges, hostile à toute négociation, attend cet homme providentiel, en passe de résoudre l'instabilité chronique de la République italienne... L'escorte policière est décimée. «Il presidente» lui-même se volatilise. Pendant cinquante-cinq jours, le pays est en état de choc, quadrillé par toutes les polices. En vain. Aldo Moro reste introuvable. Seul paraît une photo d'otage, devant la célèbre étoile à cinq branches. Et les communiqués, les lettres, qui parviennent aux journaux, aux amis politiques, à la famille, au pape. Le 9 mai, le corps d'Aldo Moro est retrouvé, à Rome, dans le coffre d'une voiture.
C'était il y a plus de vingt-cinq ans. Pour célébrer ce sombre anniversaire, la RAI propose à Marco Bellocchio d'en faire un film. Pas le premier sur le sujet, tant s'en faut (Il Caso Moro, par exemple, avec Gian Maria Volonte en Aldo Moro, en 1986). Au début, le réalisateur des "Poings dans les poches" ou du "Sourire de ma mère" hésite : «J'avais peur du genre "film historique", avec un faux Aldo Moro... Je craignais un effet de masques, d'imitation ridicule.» Comment contourner ce piège? Marco Bellocchio entame une réflexion «autour» de l'événement : «J'ai commencé par envisager de partir de l'assassinat d'Aldo Moro, pour en arriver au nouveau terrorisme, celui des tours jumelles. Ou de raconter la tragédie à travers les familles, les victimes, et ceux qui ont joué le rôle de médiateurs...»
Et puis, il lit Le Prisonnier, d'Anna Laura Braghetti (1). Cette dernière fut la geôlière d'Aldo Moro, la seule femme d'un groupe de quatre, avec Mario Moretti, Prospero Gallinari et Germano Maccari. Elle est aussi le seul témoin direct à avoir livré ses souvenirs de cette marche à la mort, étrange intimité entre le prisonnier et ses gardiens, enfermement collectif dans un appartement bourgeois de la via Montalcini, à Rome, au nez et à la barbe des autorités. Le cinéaste se recentre alors : «J'ai compris qu'il y avait là matière à une chronique, presque une vie de famille, raconte le réalisateur. Il y avait une unité de lieu, un monde clos qui m'intéressait.»
Isabelle Sommier, maître de conférences au Centre de recherches politiques de la Sorbonne (Paris I) (2), renchérit : « Le film ne traite pas du contexte politique, ne s'interroge pas sur les raisons de la lutte armée. Il met en scène la vie quotidienne, et par ce choix esthétique, donne à voir un huis clos terrible, plein d'une humanité qui se renforce peu à peu, jusqu'à la sentence de mort, qui paraît bouleverser même les assassins. »
Ces assassins, qui sont-ils? Les Brigades rouges naissent en 1970, dans un bouillonnement de mouvements d'extrême gauche, issu des luttes sociales de la fin des années 60. « On ne peut pas détacher les Brigades rouges d'une filiation, même partielle, avec 68, explique Isabelle Sommier. Au départ, ils n'étaient pas très différents des autres groupes qui prônaient la lutte armée. » C'est l'époque, par exemple, de la «jambisation» : on tire dans les jambes des journalistes, juges ou patrons, avec la « compagna pistola » (le «camarade pistolet»). «Progressivement, ils vont choisir la clandestinité et l'assassinat politique.»
En Italie, au début des années 70, ces fameuses «années de plomb», la situation est explosive : la croissance économique crée un véritable phénomène d'immigration interne, du Sud vers les grandes industries septentrionales, Turin ou Milan. «Cette frange de la classe ouvrière, d'origine paysanne, peu insérée dans le jeu syndical traditionnel, va être assez perméable aux idées de l'extrême gauche», analyse Isabelle Sommier (2). Climat instable auquel s'ajoute la célèbre «stratégie de la tension», vague d'attentats perpétrés par l'extrême droite afin de déstabiliser la relativement jeune démocratie italienne. Les militants gauchistes d'alors se vivent comme les héritiers de la résistance : dans le film, cet élément transparaît au gré des rêveries de Chiara, le «double» cinématographique d'Anna Laura Braghetti. Ils portent «l'arme du vieux partisan» et continuent, à leur sens, la lutte à laquelle a renoncé un PC entré dans le jeu démocratique. C'est dans cette poudrière qu'a lieu l'enlèvement d'Aldo Moro...
Cet homme modéré, humaniste et fin tacticien, Marco Bellocchio a d'abord hésité à le montrer : « Je voulais qu'on puisse sentir sa présence, l'entendre sans le voir. Et puis, grâce au talent de Roberto Herlitzka, j'ai changé d'avis. Il n'a pas fait un travail d'imitation "à l'américaine", mais donne une représentation en profondeur, une vérité intérieure. Et ceux qui ont connu Aldo Moro, y compris son fils, Giovanni, disent l'avoir retrouvé, au-delà des dissemblances... » Cette « vérité », pour Marco Bellocchio, passe par une forme d'infidélité assumée à la chronique historique, un glissement subtil, mais très sensible, vers la fiction. Ce qui fait dire à Giovanni Bianconi, journaliste politique au Corriere della sera et auteur d'un livre sur les anciens brigadistes (3) : « Ce n'est pas tant un film sur l'affaire Moro qu'un film sur un enlèvement et sur le rapport entre l'otage et ses gardiens. » Ceux-ci ont été également en partie modifiés, en particulier Anna Laura Braghetti, devenue Chiara, pétrie de doutes et de compassion pour son prisonnier : « J'avais besoin d'elle pour casser l'aspect inévitable de cette tragédie. Elle s'oppose, elle met un certain désordre, explique le cinéaste. Chiara n'est pas un personnage historiquement correct. La vraie Braghetti disait : "Nous étions tellement fanatiques, aveugles ; nous ne voyions pas l'être humain chez Aldo Moro, uniquement le symbole." Elle était en fait comme les autres. Mais la fiction m'a permis de la transformer. » En Italie, tout le monde n'a pas compris cette démarche : « Ceux qui faisaient partie de la classe politique au cours de ces années-là ont rejeté violemment le film. Ils n'ont pas voulu faire l'effort de voir une fiction, l'ont immédiatement confondue avec l'Histoire », regrette Marco Bellocchio.
Isabelle Sommier n'est pas étonnée : « Ces années-là sont un véritable traumatisme pour l'Italie, dont le souvenir, très douloureux, n'est pas dépassé. Le film est en totale rupture à la fois avec la représentation de Moro en martyr et avec l'image de "monstres" des brigadistes. » Même traité avec distance, le contexte historique reste brûlant. La sortie du film a relancé, dans la presse (malgré une majorité d'articles favorables), un débat douloureux : « Nuit gravement à la mémoire historique », s'exclame un éditorialiste. La question, fermeté ou négociation, divise encore aujourd'hui. « Les Brigades rouges étaient bien décidées à accepter la négociation, mais ils sont tombés dans le piège de l'aile dure de la Démocratie chrétienne, hostile au compromis historique, qui cherchait à se débarrasser d'Aldo Moro », estime Jean-Marie Vincent, qui dirige le comité de soutien à Paolo Persichetti, ancien militant d'extrême gauche incarcéré sans preuves en Italie après un long exil en France.
« Nous voulions être reconnus, a dit Adriana Faranda, ex-membre des Brigades rouges, à la presse italienne. Après le refus des autorités, l'assassinat de Moro fut l'expression d'un désespoir politique. » Coupable, l'intraitable Giulio Andreotti, alors président du Conseil? Le film montre une note de sa main, demandant au pape d'exiger une libération « sans condition ». L'homme d'Etat nie avoir influencé le pontife et défend encore la ligne de la fermeté. Pour Giovanni Bianconi, « Buongiorno, notte suggère que tout n'a pas été fait pour sauver l'otage. Voir Aldo Moro échapper à la fois à ses ravisseurs et à ses amis politiques semble confirmer cette hypothèse ».
Cette scène est l'apothéose des rêveries de Chiara. Elle libère les personnages et les spectateurs des polémiques et des douleurs du passé. Bellocchio en fait un « lien avec le présent »... Un présent qui est loin d'être apaisé en Italie, où de nouveaux groupuscules terroristes ont commencé à frapper. Mais leurs aînés brigadistes, encore en prison ou en liberté conditionnelle, disent avoir pris leurs distances avec ces années. L'Etat, lui, poursuit inlassablement la traque, s'acharne contre tous ceux qui de près ou de loin participèrent à des mouvements clandestins. Giovanni Bianconi s'interroge : « A vingt-cinq ans de distance, est-ce que suivre le cours de la justice a encore un sens, ou est-il désormais temps d'entamer une vraie réflexion? » Pour « libérer » enfin le fantôme d'Aldo Moro?
(1) Le Prisonnier, 55 jours avec Aldo Moro, d'Anna Laura Braghetti et Paola Tavella, éd. Denoël.
(2) La Violence politique et son deuil, L'après-68 en France et en Italie, d'Isabelle Sommier, éd. Presses universitaires de Rennes, 1998. Conférence du 31 mars 1999 "Les années de plomb en Italie", par I. Sommier, à l'Institut culturel italien de Paris.
(3) Mi dichiaro prigioniero politico ("Je me déclare prisonnier politique"), de Giovanni Bianconi, éd. Einaudi.
A noter que la chaîne "Histoire" diffuse un documentaire sur l'ancien brigadiste Toni Negri, lundi 9 à 21h.